XI
UNE VIEILLE BLESSURE

Dans un équilibre assez précaire, Bolitho se tenait près du feu que l’on venait de rallumer et écoutait le grésil fouetter les fenêtres. C’était le soir, il avait l’impression d’être seul dans la vaste demeure. On ne l’avait même pas réveillé pour le repas de midi, ce qui lui avait permis de dormir longtemps dans cette petite pièce au rez-de-chaussée.

Lorsqu’il s’était enfin réveillé, il avait trouvé ses vêtements soigneusement pliés, son pantalon immaculé, comme neuf, et dont on avait effacé toute trace de sang.

Cette demeure semblait ancienne. Elle avait probablement subi une série d’agrandissements au fil des générations. La pièce tapissée de vieux livres lui rappelait la bibliothèque de Copenhague où il avait rencontré le présumé prince héritier. Voilà qui ressemblait également à un rêve. Seule la douleur causée par sa blessure était là pour le ramener sur terre.

Il essayait de ne voir dans la jeune femme de la voiture qu’une parfaite étrangère, comme c’eût été le cas si elle avait été différente, Démarche analogue à celle que l’on fait en s’éloignant un peu d’un portrait pour reconstituer un ensemble qui reste flou lorsque l’on regarde de trop près.

La porte s’ouvrit doucement. Il se retourna, s’attendant à voir apparaître Browne ou l’un des serviteurs de Swinburne.

Elle se tenait dans l’autre pièce, sa silhouette se découpait dans la lumière, la lueur du feu éclairant doucement son visage et ses bras.

Bolitho allait s’approcher lorsqu’elle lui dit :

— Non, je vous en prie. Restez où vous êtes. On m’a parlé de votre blessure. En me sauvant la vie sur la route, c’est votre propre existence que vous auriez pu mettre en péril.

Elle s’avança dans la lumière des flammes, sa robe balayait le sol. Une robe blanche piquetée de fleurs jaunes. Ses longs cheveux châtains étaient noués d’un ruban de la même teinte.

Elle s’aperçut qu’il la regardait fixement et expliqua :

— Elle n’est pas à moi, la fille de Lady Swinburne me l’a prêtée. Mon bagage est déjà en route pour Londres – elle hésita un peu, lui tendit la main. J’ai une dette envers vous et envers vos amis.

Bolitho prit cette main, cherchant désespérément les mots qui convenaient.

— Je suis heureux que nous soyons arrivés à temps.

Elle dégagea doucement sa main et alla s’asseoir dans l’un des fauteuils.

— Vous êtes le contre-amiral Bolitho, fit-elle en souriant un peu. Mon nom est Mrs. Belinda Laidlaw.

Bolitho s’assit en face d’elle. Elle n’avait pas du tout les mêmes yeux que Cheney : les siens étaient marron foncé.

— Nous nous rendions nous aussi à Londres. A l’Amirauté. Nous rentrons tout juste de mer – il essayait de ne pas regarder sa jambe, J’ai eu le malheur de rester debout à un moment où j’aurais mieux fait d’être couché.

Sa pauvre plaisanterie ne suscita aucune réaction.

— Moi aussi, je ne fais que de rentrer en Angleterre, je reviens des Indes. Tout me semble tellement différent, ici – elle frissonna. Je ne parle pas seulement du climat, mais tout le reste… La guerre semble si proche que j’arrive même à imaginer l’ennemi posté de l’autre côté de la Manche, prêt à nous envahir.

— Je vois plusieurs bonnes raisons pour lesquelles les Français ne viendront jamais ici – il eut un petit sourire. Au reste, ils pourraient toujours essayer.

— Je veux bien le croire.

Elle avait l’air perdue, désenchantée. Bolitho se disait que ses plaies et contusions étaient peut-être plus sérieuses que ce que le médecin avait laissé entendre. Il ajouta doucement :

— Votre mari est-il avec vous ?

Ses yeux s’assombrirent dans la pénombre, elle fixait la porte fermée.

— Il est mort.

— Je suis désolé, fit Bolitho en la regardant fixement. Je n’aurais pas dû vous poser cette question. Je vous prie de me pardonner.

Elle se tourna vers lui, l’air de vouloir en savon davantage.

— Vous n’y êtes pour rien. Mais je crois que le pire est passé. Il appartenait à la Compagnie des Indes orientales. Il était heureux à Bombay, il s’occupait du négoce de la compagnie, faisait du commerce, des affaires florissantes qu’il contribuait à développer. Il avait d’abord été dans l’armée, mais c’était un homme plutôt doux et il était content d’avoir abandonné le métier des armes.

Elle haussa imperceptiblement les épaules et Bolitho eut l’impression de recevoir un coup de poignard.

— Puis il est tombé malade, quelque fièvre qu’il avait dû attraper au cours d’une mission dans l’intérieur des terres – ses yeux devenaient rêveurs, comme le ton de sa voix, elle revivait tous ces moments. Son état s’est aggravé, il a fini par ne plus pouvoir quitter son lit. Je l’ai soigné pendant trois ans, c’est devenu ma vie, quelque chose qu’il me fallait accepter, sans pitié ni espoir. Et puis, un matin, il est mort. Ce que j’ignorais, c’est qu’il avait monté des affaires pour son compte. Il y faisait parfois allusion, il m’expliquait qu’il allait quitter la compagnie et s’affranchir de ses chaînes. Mais il ne m’a laissé aucun détail sur ce qu’il faisait et, je n’ai pas besoin de vous le dire, aucun de ses « amis » n’a jugé bon de m’en informer. Quelques heures après sa mort, j’ai découvert que j’étais sans le sou et complètement seule.

Bolitho essayait d’imaginer ce qu’avait pu être sa vie à ce moment-là. Et pourtant, elle en parlait sans amertume ni rancœur. Peut-être avait-elle été obligée de se soumettre au destin, comme son mari l’avait fait pendant sa longue maladie.

— Je voudrais vous assurer que, si je puis vous être utile en quoi que ce soit,…

Elle leva la main en souriant de sa sollicitude.

— Vous en avez fait bien assez. Je vais aller à Londres dès que la route sera en état et j’y commencerai une nouvelle existence.

— Puis-je vous demander en quoi elle consistera ?

— Lorsque j’habitais Bombay, j’y ai connu la seule chance dont je me souvienne, Par le plus grand des hasards, j’ai rencontré un directeur de la compagnie et, à notre grand étonnement, nous avons découvert que nous étions parents – elle sourit à ce souvenir. Parents très éloignés et qui s’étaient perdus de vue, certes, mais c’était comme de trouver une main secourable alors que l’on se noie.

Bolitho baissa les yeux, son cerveau travaillait à toute vitesse.

— Rupert Seton.

— Comment diable pouvez-vous le savoir ?

— Je me trouvais récemment à Copenhague, répondit-il. J’ai entendu dire qu’il y était passé, sur le chemin de l’Angleterre.

Elle le regardait, inquiète :

— Mais pourquoi cela vous trouble-t-il ?

— J’ai été marié à sa sœur – il parlait d’une voix sombre, sans espoir. Elle est morte dans un accident de voiture alors que je me trouvais en mer. Lorsque je vous ai vue ce matin dans votre voiture, ce sont vos cheveux, j’imagine, j’ai pensé… – il lui fallut de longues secondes pour terminer sa phrase : Vous lui ressemblez tant…

Ils se turent. Il entendait le tic-tac d’une pendule qui battait au même rythme que son cœur et, dans le lointain, un chien qui aboyait furieusement.

— J’étais à cent lieues d’imaginer tout cela, fit-elle doucement. Et pourtant, je ne délirais pas. Cette façon que vous aviez de me tenir, j’avais vaguement le sentiment que tout allait bien se passer.

La porte s’ouvrit, c’était Browne.

— Je vous demande pardon, amiral, je pensais que vous étiez seul.

— Entrez, monsieur, je vous en prie, fit la jeune femme. Dans cette maison, on a l’impression d’être un fugitif !

Browne alla se frotta les mains devant le feu.

— Je trouve que vous avez meilleure mine après avoir pris ce repos, amiral. J’ai parlé au maître d’hôtel de Lord Swinburne. Il me dit que la route devrait être praticable dès qu’il fera jour. La neige tourne à la pluie.

Voyant que Bolitho ne disait toujours rien, il poursuivit :

— Dans ce cas, avec votre permission, je vais aller à Londres avec la voiture pour y porter vos dépêches.

— Très bien, fit Bolitho en regardant le pli de son pantalon – cette blessure le rendait fou. J’attendrai votre retour.

Il entendit le glissement de sa robe sur le sol.

— Puis-je profiter de votre voiture, monsieur ? Je pense qu’ils vont s’inquiéter en constatant mon retard.

Le regard de Browne allait de l’un à l’autre, il avait l’air ennuyé, ce qui ne lui ressemblait guère.

— Bien, madame, enfin, oui, je veux dire, parfait, je serai ravi de pouvoir vous aider.

Elle se retourna et attendit que Bolitho se fût remis debout.

— J’aurais bien aimé poursuivre cette conversation, dit-elle en lui posant la main sur le bras. Mais je crois que cela aurait pu nous faire du mal à tous les deux. Permettez-moi de vous remercier encore une fois pour votre gentillesse. Je vais me coucher en prévision de ce lever matinal. La journée a été très rude, à beaucoup d’égards.

Bolitho regarda la main qui se détachait de son bras. Ce contact fugitif était rompu, rien n’avait jamais commencé.

Navré, Browne attendit qu’elle eût refermé la porte derrière elle.

— Je suis vraiment désolé, amiral.

— Désolé ? Mais désolé de quoi ? répondit Bolitho en se tournant vers la flambée – il continua plus calmement : Vous m’avez poussé à violer une vieille règle. Je n’avais aucune raison de m’en prendre à vous – devinant que Browne allait répondre, il poursuivit : Vous êtes quelqu’un de bien, Browne. Au début, j’ai détesté cette idée d’avoir un aide de camp, quelqu’un avec qui je devrais partager mon intimité. Mais j’ai appris à vous connaître et je me suis pris d’affection pour vous.

— Merci de ce que vous venez de dire, amiral.

Browne semblait tout étonné.

— Je n’en dirai pas plus. J’ai essayé de me tromper moi-même et j’ai mis cette jeune femme dans l’embarras. Cela fait trop longtemps que je suis marin, ce n’est pas maintenant que je changerai. Ma place est en mer, Browne, et lorsque je n’y serai plus d’aucune utilité, je serai mieux dedans !

Browne quitta la pièce sans rien dire et referma la porte. Si seulement Pascœ ou Herrick étaient ici ! songeait-il. Allday lui-même était impuissant à contourner la voie hiérarchique dans la demeure des Swinburne. Et Bolitho avait besoin de quelqu’un.

Il songeait aux dépêches, aux doutes lancinants qu’il avait éprouvés depuis que Bolitho avait été nommé au commandement de l’escadre côtière. Il allait faire aussi vite que possible. Il jeta un coup d’œil à la porte close en pensant à ce que venait de dire Bolitho. Je me suis pris d’affection pour vous. Dans le monde auquel appartenait Browne, nul ne disait jamais de choses pareilles et il en était profondément touché.

Il aperçut un valet de pied qui se dirigeait en silence vers un escalier, un plateau d’argent sous le bras. Il lui fit signe :

— Voudriez-vous porter quelque chose à boire à mon amiral ?

Le valet le regardait comme une grenouille, sans rien manifester.

— Du cognac de France, monsieur ?

— Non, pas cela. Mon amiral fait la guerre aux Français depuis sept ans et même depuis plus longtemps – voyant que sa remarque ne suscitait aucune réaction sur cette face de batracien, il précisa : Un peu du vin d’ici. On dirait qu’il l’apprécie.

Comme le valet s’en allait, Browne aperçut Lord Swinburne qui descendait le grand escalier.

— Alors, Oliver, tout va bien ?

— J’ai une faveur à vous demander, milord.

— Hum, voilà qui ne me surprend guère. Vous êtes bien le fils de votre père – petit ricanement. Eh bien ?

— Serait-il possible que l’amiral garde son domestique auprès de lui ?

— Son domestique ? Ici ? – son œil s’alluma. Mais naturellement, il n’a pas pris son homme avec lui. Je vais en parler à mon maître d’hôtel. Est-ce lui qui vous a demandé de faire cette requête ?

Browne hocha négativement la tête.

— Non milord, c’est juste une impression de ma part.

Le seigneur s’éloigna en secouant la tête. Il est complètement fou, exactement comme son père.

Plus tard, alors que le même valet s’apprêtait à entrer dans la pièce avec son plateau, Allday lui posa rudement la main sur le bras.

— Halte-là, mathurin ! tu me le donnes.

Le valet regarda Allday, vit son expression, jaugea la taille de ses poings.

Allday empoigna le plateau d’une seule main, ouvrit la porte. Ça va peut-être faire du grabuge et des étincelles, songea-t-il. Après… nous verrons bien.

 

Tandis qu’Allday peinait à ajuster son col et sa cravate, Bolitho tambourinait impatiemment devant lui du bout des doigts en se demandant comment il allait bien pouvoir passer la soirée. C’était le jour de Noël, il y avait de nombreuses allées et venues dans la grande demeure. Fermiers, voisins, fournisseurs livrant une commande de dernière minute pour un souper que les cuisines de Swinburne préparaient sans doute depuis des semaines.

Bolitho entendait en bas la musique entraînante des violons et il caressa un moment l’idée de prétexter qu’il était trop fatigué pour se joindre à Swinburne et à ses invités. Mais ce mensonge serait grossier et assez impardonnable après l’accueil et les soins qu’on lui avait réservés.

Il neigeait, mais faiblement, si bien que le chemin et les toits des dépendances brillaient de toutes les couleurs à la lueur des lanternes que l’on avait accrochées pour guider les invités jusqu’à l’entrée.

Bolitho avait quitté la pièce du bas où il se tenait, mais le changement de vue lui-même ne parvenait pas à lui remettre les pensées en ordre. A présent, il se disait qu’il aurait bien aimé être parti pour Londres dans la voiture, et au diable les conséquences pour sa blessure.

Allday recula un peu :

— Parfait, amiral. Vous êtes exactement comme avant.

Bolitho remarqua qu’Allday avait prononcé ces mots d’un ton égal et les yeux baissés, comme s’il craignait d’avoir dit ou fait quelque chose qui allait l’agacer. Il en fut tout honteux : il avait dû faire passer à Allday bien des jours difficiles.

— J’aimerais bien que vous puissiez prendre ma place à table – il le regarda dans le miroir. Vous le méritez et au-delà.

Allday le regarda dans la glace et se mit à sourire, visiblement soulagé.

— Avec toutes ces jolies dames, amiral ? Je s’rais vraiment bien en peine, ça, c’est bien sûr !

Un gong résonna soudain, on ne savait où. Allday prit la meilleure veste de Bolitho et la lui tendit à bout de bras.

— J’ai dégoté un joli p’tit brin de fille qui vous l’a repassée, amiral.

Bolitho passa les bras dans les manches :

— Et je ne doute pas que vous saurez la rembourser de sa gentillesse ?

— Pour sûr, amiral, répondit Allday en le suivant jusqu’à la porte.

Bolitho s’arrêta en chemin.

— Je vous dois des excuses, Allday. On dirait que tous ceux qui essaient de m’aider se font rabrouer, ces temps-ci.

Il se retourna pour écouter les voix et la musique qui montaient par l’escalier, comme une foule invisible.

— Feriez mieux d’y aller, amiral, dit tranquillement Allday. Vous en tirerez pas en masquant vos huniers !

Bolitho se dirigea lentement vers les marches. Privé de son chapeau et de son sabre, il se sentait sans défense.

Il eut du mal à reconnaître le hall. La pièce chatoyait de robes brillamment colorées, de gorges à moitié nues, des tuniques écarlates d’officiers de l’armée. Il y avait tant de inonde qu’il se demanda d’où pouvaient venir tous ces gens.

Un valet de pied l’aperçut et annonça :

— Le contre-amiral Richard Bolitho !

Quelques têtes se tournèrent dans sa direction, mais la plupart des invités n’avaient même pas entendu l’annonce au milieu du brouhaha.

Swinburne sortit de la foule :

— Ah, Bolitho, cher ami ! – il fit quelques pas pour se mettre à l’écart et murmura : Je veux vous présenter mes amis. La plupart d’entre eux n’ont jamais rencontré quelqu’un qui vient de combattre.

Il baissa la voix lorsqu’ils croisèrent un major à la figure rougeaude et qui semblait assez vieux pour avoir connu les deux dernières guerres, puis ajouta :

— Celui-ci, par exemple. Il est supposé faire du recrutement pour les escadres. Par Dieu, les gars du pays le voient arriver et ils s’enfuient en courant pour aller s’engager chez les Français, je n’ai aucun doute là-dessus !

Il se retrouva un verre à la main, un valet passait avec un plateau chargé de rafraîchissements. En quelques secondes, Bolitho se fit coincer dans un coin par des curieux qui lui adressaient de grands sourires.

Les questions fusaient de partout. Pour la première fois, Bolitho ressentit une gêne que même la chaleur de cette veillée de Noël ne pouvait dissiper.

Parfois, dans le service, Bolitho ressentait de l’irritation, de la colère même, envers ces êtres aussi outrageusement privilégiés. A la mer, des hommes mouraient tous les jours pour une raison ou pour une autre. Sur terre, le sort des soldats était à peine meilleur. En dépit de la guerre, de ses ennemis, des difficultés en tout genre, l’Angleterre voyait son commerce et son influence grandir sans cesse. Il y fallait tout de même une marine entière, d’innombrables avant-postes et des garnisons de tuniques rouges.

En écoutant ces questions, en percevant leur inquiétude pendant qu’ils essayaient de se faire une idée des moyens de défense du pays ou d’une faiblesse qui pourrait permettre aux Français de les envahir, Bolitho commençait à mieux comprendre l’autre face de la guerre.

Lady Swinburne fendit la foule et lui dit :

— Il est temps de dîner – puis, lui offrant son bras : Nous passons devant.

Comme ils s’avançaient parmi les visages joyeux et les dames qui faisaient la révérence, elle lui fit remarquer :

— Je suppose que c’est une torture pour vous. Mais vous êtes ici au milieu de vos amis. Ils veulent comprendre, deviner leur destin en vous regardant. Pour vous, il s’agit peut-être d’une escale provisoire, mais pour eux, c’est une évasion.

Ils arrivaient près d’une longue table étincelante lorsqu’on entendit de l’agitation dans le hall.

Bolitho entendit Swinburne qui criait à l’un de ses valets :

— Arthur ! Faites une place à notre lieutenant de vaisseau !

Browne était revenu.

Tandis que les invités gagnaient lentement les places qu’on leur avait désignées à la table lourdement chargée, Browne réussit à traverser la salle jusqu’à lui.

— J’ai remis vos dépêches, amiral. Sir George Beauchamp est impatient de vous voir dès que vous serez en état de voyager.

Il continua plus bas en voyant que plusieurs des invités tendaient le cou pour essayer d’entendre, encore surpris de son arrivée inopinée. On se serait cru au théâtre, quand le jeune officier échevelé qui galope depuis les lignes vient faire son rapport au général : « Les Français sont sortis. La cavalerie arrive…»

— Les choses se gâtent en Baltique, amiral, comme vous le craigniez.

On entendit de grands froufrous de robes, des raclements de chaises et les invités s’installèrent pour admirer les montagnes de mets qui leur cachaient leurs vis-à-vis.

Bolitho se retrouva à regarder droit dans les yeux une jeune femme assez séduisante. Sa robe était échancrée si bas qu’il se demanda comment tout cela parvenait à rester en place. Même ainsi, le spectacle laissait peu de liberté à l’imagination.

Elle soutint tranquillement son regard.

— Vous admirez, amiral ! – et avec un grand sourire, tout en passant la langue sur la lèvre inférieure : Aimez-vous ce que vous apercevez ?

Un homme avec de grosses bajoues enlaça de son bras les épaules nues et déclara d’une voix épaisse :

— Regardez-la, celle-là, cher ami. Un vrai chat sauvage et même pis encore !

Elle ne cilla pas et continua de fixer Bolitho droit dans les yeux :

— Mon mari. Un rustre entre les rustres !

Bolitho fut presque soulagé lorsque l’on attaqua enfin le repas. C’était un festin invraisemblable. On en aurait rassasié tous les aspirants de l’escadre pendant une semaine entière, et il y aurait encore eu de quoi repasser les plats.

Les différents services étaient présentés par des valets de bouche parfaitement stylés, assiettes et coupelles disparaissaient ensuite avec la même mécanique précision. Bolitho constata avec surprise que tout ou presque était nettoyé, alors que lui-même se sentait déjà largement repu.

On servit différentes espèces de poissons. Bolitho reconnut entre autres un turbot et, nappé d’une riche sauce, un autre qu’il crut être du merlan.

Et cela continuait, les mets succédaient aux mets, de plus en plus décorés.

Un énorme quartier de bœuf, rôti à la braise, du lard grillé, de la dinde bouillie, le tout largement arrosé à profusion des vins de Lord Swinburne.

Bolitho sentit le genou de la fille contre le sien et, lorsqu’il s’écarta doucement, elle accentua la pression, en insistant d’une façon fort sensuelle. Pourtant, lorsqu’il la regarda, elle se consacrait exclusivement à mâcher et à attraper tout ce qui était à sa portée, avec la virtuosité d’un musicien.

Il aperçut Browne qui l’observait, de l’autre bout de la table. A première vue, il nettoyait ses assiettes avec autant d’allant que les autres. Son habitude de la vie à Londres lui donnait dans ce domaine un avantage évident.

Sa voisine demanda :

— Etes-vous en mission secrète ?

Ses yeux valdinguaient légèrement à présent, elle avait le regard un peu perdu de ceux qui ont bu un peu plus que de raison.

— Non, répondit-il en souriant, je suis venu me reposer quelques jours.

— Ah, je vois.

Elle passa une de ses mains sous la table et il sentit bientôt ses doigts qui lui caressaient doucement la cuisse.

— Vous avez été blessé. J’en ai entendu parler, je ne sais comment.

Bolitho aperçut un valet de bouche qui se tenait de l’autre côté de la table. Le visage ne montrait rien, mais ses yeux en disaient très long.

— Doucement, madame, avez-vous envie que votre mari me provoque en duel ?

Elle rejeta la tête en arrière et se mit à éclater de rire.

— Lui ? Mais il sera ivre mort avant que les dames se soient retirées et inconscient guère plus tard – elle changea de ton, elle devenait un peu suppliante, mais c’était direct : C’est la raison pour laquelle je suis assise auprès de vous. Notre hôte croit que je suis une putain. Pour lui, je ne suis qu’un animal domestique, dont on use ou que l’on dompte.

— Et maintenant…

Swinburne s’était levé, un verre rempli à la main.

— Avant que les dames se retirent, je voudrais porter un toast !

On entendit les chaises qui reculaient en raclant le sol, les laquais se précipitèrent pour protéger les traînes des débris de nourriture et des verres renversés.

Bolitho se trouva pris au dépourvu, il était habitué aux us de la marine, qui voulaient que l’on restât assis.

— A Sa Majesté Britannique, le roi George !

Comme ils paraissent solennels tout à coup ! songeait Bolitho. Puis l’ambiance changea, les dames commencèrent à se retirer. La voisine de Bolitho s’arrêta et lui tapota le bras de son éventail.

— A plus tard.

Il y avait au moins une chose qui confirmait ses prévisions. Son mari était assis, la tête dans les bras, les cheveux souillés d’un mélange de macarons et de fromage de Hollande.

On apporta de longues pipes, on fit passer cérémonieusement le porto. L’air s’emplit bientôt de fumée de tabac qui, mêlée à celle du feu, faisait pleurer et briller les yeux.

Bolitho fit mine de s’assoupir comme les autres, afin de laisser la conversation continuer sans lui. On parlait surtout d’agriculture et de pénurie, de prix, de la médiocrité des travailleurs. C’était là leur guerre à eux, elle était aussi étrangère à Bolitho que l’eût été pour eux le pont d’un bâtiment de guerre.

Il essaya de réfléchir à la visite qu’il allait devoir faire à l’Amirauté. Combien de temps faudrait-il à Herrick pour terminer de réparer ? Que faisaient les Français ? Et les Danois, et les Russes ?

Pourtant, son visage s’interposait toujours entre lui et ses pensées. Cette façon de le regarder avant d’aller se mettre au lit… Elle s’était enfuie pour échapper à ses rêveries ridicules.

A cette heure, elle était sans doute confortablement installée dans quelque bel hôtel, à Londres, elle avait déjà l’esprit occupé par la perspective de sa nouvelle vie et elle n’allait pas se souvenir de lui bien longtemps.

Browne se laissa tomber dans la chaise libre à côté de lui.

— Excellent dîner, amiral.

— Racontez-moi Londres. Comment votre voyage s’est-il passé ?

— Fort bien, amiral. Au fur et à mesure que nous approchions de Londres, notre route est devenue meilleure. Nous avons naturellement fait plusieurs étapes et nous avons eu la chance de trouver de bonnes auberges.

Ces « nous », ces « notre » rendaient Bolitho furieusement jaloux.

Mais Browne poursuivait :

— Sir George s’est montré assez bourru, comme à son habitude, amiral. Je pense qu’il avait vu l’amiral Damerum. Une remarque de Sir George m’a mis la puce à l’oreille.

— Qu’a-t-il dit ?

— Rien de très grave – Browne se troublait sous son regard –, mais le bruit court à l’Amirauté que le tsar continue à harceler nos bâtiments marchands en mer Baltique. Je crois que ceux que vous avez libérés de la frégate française seront les derniers à s’être échappés. Il n’y en aura pas d’autres tant que cette affaire ne sera pas réglée.

Bolitho hocha la tête.

— J’espérais que les choses en resteraient là, mais, au fond de moi-même, je me doutais que cela allait se terminer ainsi. Le Danemark n’a pas le choix. Nous non plus.

Browne se pencha pour attraper un verre de cognac abandonné. Il hésita un peu, puis le vida d’un trait. L’alcool lui fit briller les yeux. Il demanda soudain :

— Puis-je vous parler librement, amiral ?

— Je vous ai toujours dit…

Mais il se tut en voyant l’air hésitant du lieutenant de vaisseau.

— Que se passe-t-il donc ? Racontez-moi.

— Je n’ai jamais beaucoup fréquenté les officiers de marine, amiral. Mon père a insisté pour me faire porter l’uniforme et il a usé de son influence pour m’obtenir une affectation – il souriait tristement. J’ai toujours porté l’uniforme sans jamais l’avoir mérité. Mon existence est devenue celle d’un courrier, d’un porteur de messages, celle d’un observateur privilégié, enfin bref, je faisais tout ce que l’amiral voulait bien exiger de moi. Ce n’est que depuis que je vous sers, amiral, je vous le dis très sincèrement, que j’ai retrouvé une certaine fierté.

Il eut un sourire amer.

— S’il n’y avait pas eu cette affaire avec une certaine dame, je n’aurais jamais quitté le service de Sir George.

Jusqu’ici, les mots, le cognac lui avaient servi de protection. Lorsqu’il reprit, on eut l’impression d’avoir affaire à quelqu’un d’entièrement différent.

— J’ai été surpris par votre rendez-vous, amiral, et plus encore par cette façon qu’a eue l’amiral Damerum de quitter sa patrouille côtière sans vous faire part de tous les renseignements qu’il avait glanés.

Il regardait intensément Bolitho, comme s’il s’attendait à se faire réduire au silence pour abuser ainsi de leur nouvelle amitié.

— Votre défunt frère, amiral – il s’humecta les lèvres. Je… je ne suis pas sûr de pouvoir continuer.

Bolitho baissa les yeux. Ainsi, cela recommençait, rien n’était vraiment mort ni enterré. Et cela ne le serait jamais.

— Mon frère, répondit-il calmement, était un renégat, un traître, si vous préférez – ses mots faisaient mouche. C’était un joueur insensé, il a toujours eu un caractère de cochon, même quand il était petit garçon. Il s’est battu en duel avec un officier de son bâtiment et a tué son adversaire. Mon frère s’est alors enfui en Amérique et a fini par commander un corsaire pendant la Révolution. Il est mort après la guerre, tué par un cheval emballé.

Cette dernière touche était un mensonge, mais il avait fini par s’y habituer et cela n’avait plus d’importance. Il leva les yeux :

— C’est cela que vous vouliez me dire ?

— Merci de m’avoir éclairé, amiral, répondit Browne en regardant dans le vague, Et connaissiez-vous cet autre officier, savez-vous qui votre frère a tué ?

— Non, je me trouvais aux Antilles. Lorsque je suis rentré, mon père m’a raconté cette histoire. Cette histoire l’a presque tué.

Quelque chose dans le regard de Browne le poussa à demander plus sèchement :

— Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Il s’appelait Damerum, amiral. C’était le frère de Sir Samuel.

Bolitho se remémorait sa première rencontre avec l’amiral, à bord du Tantale. Pas un signe, rien qui fît la moindre allusion à un souvenir ni au passé.

En quelques minutes, Browne semblait être devenu complètement soûl.

D’une voix pâteuse, comme s’il faisait une confidence, il murmura :

— Et si vous avez cru qu’il ne laisserait pas ses sentiments personnels prendre le pas sur le devoir, eh bien, amiral, vous vous êtes trompé !

Bolitho se leva.

— Je pense qu’il serait plus sage de nous retirer.

Il fit un signe de tête à Swinburne qui, lui aussi, semblait à peine conscient de ce qui se passait.

Lorsqu’ils furent arrivés en haut de l’escalier, Browne tanguait de plus en plus. Bolitho aperçut Allday, assis près de la porte de sa chambre sur un tabouret doré dont on pouvait craindre qu’il ne s’écroulât d’un instant à l’autre sous son poids.

En voyant Browne, Allday se mit à rire :

— L’en a avalé un peu trop pour son tonnage, pas vrai, amiral ?

— Mettez-le sur mon lit, Allday.

Il l’attrapa par sa veste tandis qu’Allday passait un bras autour de la taille de l’officier. Encore un peu, et Browne se serait étalé de tout son long.

— Je retourne dans le hall, fit-il en se forçant à sourire. En tant qu’unique représentant de la Marine royale, je ne peux pas m’éclipser ainsi.

Allday ouvrit grand la porte et traîna le pantin jusqu’à la couche.

— Il va dormir ici, amiral ?

— Oui, répondit Bolitho en jetant un coup d’œil à la pendule, mais je parie qu’il ne restera pas seul très longtemps. Il se pourrait qu’une jeune personne vienne lui faire une petite visite, je vous conseille de ne pas vous mettre en travers de son chemin.

— Et, demanda Allday, les yeux écarquillés, elle croit que c’est votre chambre ?

— Je pense qu’aucun des deux n’y prendra garde, répondit Bolitho en se dirigeant vers l’escalier, et je crois aussi qu’aucun des deux n’en gardera le moindre souvenir, j’en suis même certain !

Allday attendit qu’il eût disparu en bas des marches puis poussa un soupir d’envie. Il caressa un instant l’idée de transporter l’officier dans une autre chambre et de prendre sa place dans le lit. Puis il songea à la jeune servante qui l’attendait à l’autre bout de la maison.

Il posa son front sur le battant et murmura :

— Dormez bien, monsieur Browne avec un e. Vous avez beaucoup de chance, vous savez, même s’il est fort possible que vous ne vous en rendiez jamais compte !

 

Cap sur la Baltique
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